... mais non. Je ne suis pas d'accord. Et c'est une question de justice.

Le raisonnement de cette petite dame - et de millions d'autres personnes avec elle - est le suivant : si l'on élimine les animaux quand ils deviennent dangereux, dans le but de protéger les hommes, les enfants, voire les autres animaux qui les entourent, il faudrait aussi que l'on élimine les hommes qui sont dangereux pour leurs semblables.
Le raisonnement se tient parfaitement.
Elle allait même plus loin, de manière toujours aussi raisonnable : puisque ces hommes ont commis des actes absolument inhumains, il serait juste de leur rendre la monnaie de leur pièce en leur infligeant la peine capitale. À cela, deux motifs. Le premier, c'est que c'est un juste retour des choses : œil pour œil, dent pour dent, et encore, pas tout à fait, puisqu'ils auront tué ou fait affreusement souffrir des innocents, ce qui fait qu'eux-mêmes ne le sont plus. Un sale œil pour un bel œil, une dent pourrie pour une dent saine, donc. Le second motif, c'est que, puisqu'ils ont commis des actes inhumains, ils ne sont plus des hommes : un homme agit humainement, donc qui n'agit pas humainement n'est pas un homme.
Implacable. Applaudissons.
C'est de la justice tout ce qu'il y a de plus juste : commutative (elle donne le salaire juste pour un acte donné) et distributive (elle le donne à chacun selon ce qu'il a fait). Parfaite.

Sauf que. 

Continuons dans le même sens, allons un peu plus loin sur le chemin qui nous est grand ouvert par ce raisonnement impeccable.

"... mais, chère Madame, il y a quand même un petit problème : ces hommes, ce sont des personnes. On ne peut pas tuer, comme ça, de sang-froid, un homme qui est à notre merci, ce n'est pas bien !
- Mais, mon Père, vous n'êtes pas sérieux ! Ces gens sont des monstres qui ont eux-mêmes tué, violé, fait souffrir des enfants, des femmes, des innocents de sang-froid ! Est-ce que vous pensez à ces derniers ? Ce n'est pas juste !
- C'est vrai, et je suis parfaitement d'accord avec vous : il faut protéger les victimes, les accompagner, les relever quand c'est possible. Mais je ne suis pas sûr que cela nous donne le droit de tuer de sang-froid un homme, fût-il un criminel."
Et de lui parler d'Etty Hillesum, que je considère comme une sainte qui ne sera jamais canonisée : Etty, jeune juive au camp de Westerbork pendant la seconde guerre mondiale, regardait ces jeunes SS de son âge parquer des hommes, des femmes, des enfants dans des wagons à bestiaux pour une destination qui lui était inconnue (elle mourra elle-même à Auschwitz), et découvrait en eux une violence, un mal profond (au sens métaphysique du terme) que, comme en écho, réveillés à leur vue, elle découvrait au fond d'elle-même. Elle se découvrait sœur, dans cette humanité-là, avec ces jeunes criminels. Et je lui dis que, moi aussi, je connais quelque chose de cela.
Elle m'écoute, me regarde avec de plus en plus d'étonnement... et finit par me regarder avec effroi. Cette femme (que j'ai désignée comme une sainte !), moi-même finalement, nous sentons proches de ces monstres ?!! Mais alors...

... mais alors je suis un monstre, moi aussi, comme ces criminels. Comme tous ceux qui, sans approuver leurs actes, en les condamnant fermement comme des actes atroces et inhumains, comprenons quelque chose de ce qu'ils sont parce que nous découvrons en nous la même inclination au mal, la même violence - certes cachée ou maîtrisée - que celle qu'eux ont mise en œuvre de manière si effroyable. Je suis un monstre en puissance...
... et je mérite donc le même traitement préventif ? Oh, elle ne l'a pas dit.

Mais moi, je le dis.
Cette justice raisonnable, mécanique, évidente, fait de moi un monstre à double titre : d'abord parce que je suis un homme, comme ces hommes, et que donc, que je le veuille ou non, je suis leur frère en humanité. Et deux frères ont les mêmes gènes, voyez-vous, à peu de chose près : ils sont en tous cas de la même espèce humaine. Et ensuite parce que, en plus, j'ose entrer en moi-même et découvrir, à l'évocation ou à la vision de leurs actes effroyables, une réaction qui s'apparente à la leur : j'ai envie de les tuer. Parce que j'ai peur d'eux, parce que c'est tout ce qu'ils méritent.
Je suis un monstre, comme eux.
Tuer un homme de sang-froid est toujours inhumain. Qui et quoi que cet homme soit. Quoi qu'il ait fait. Tuer un homme est toujours tuer un homme. Même jugé et reconnu coupable de crimes inhumains. Et le vouloir, même simplement le penser, est inhumain, n'est pas digne d'être humain. Jamais.
Ce qui fait que ma petite dame horrifiée, me répondant, tout ébranlée, qu'elle-même ne voit pas en elle cette pulsion de violence, devient elle aussi un monstre, mais un monstre qui s'ignore : c'est elle qui crie à la mort de ces monstres qui sont ses frères !

Cette justice froide et mécanique, impeccable, est une vraie justice, parce qu'elle nous met tous au même niveau : nous sommes tous des monstres, qui en acte, qui en puissance... mais au fond, si nous allons au bout de la logique en mettant à mort les criminels, nous sommes tous coupables, tous meurtriers, tous des monstres.
Et c'est justice ! (Et je le pense vraiment, en plus... ce n'est pas une figure de style.)

 

Oserais-je me permettre d'imaginer, de rêver une autre justice ? Je me le permets, seulement pour voir, hein. J'ose.

"Chère Madame, et si, en regardant ces hommes qui ont commis des actes atroces, nous cherchions ensemble à découvrir ce qui nous est commun, en bon, en beau, en bien ? Si nous cherchions à voir, derrière ces actes, la personne qui les a commis ? Une personne toujours douée de raison et de volonté, et donc de liberté et de responsabilité ? Une personne qui pourrait changer ? Qui pourrait renoncer ?
Sans angélisme, sans renoncer à la justice, sans renoncer à protéger et accompagner les victimes déjà faites ou potentielles, en lui faisant payer ce qui est possible, mais en lui donnant une chance d'être considérée comme capable de changer, comme capable aussi de vérité et de bonté et de bien ?
Si j'osais pousser la folie jusqu'à découvrir en cette personne un homme, une femme comme moi ?"

En regardant la personne dans ce qu'elle est, et non plus seulement dans ce qu'elle a fait, sans en faire abstraction pour autant, autrement ce ne serait pas juste, je découvre quelque chose d'une autre justice, qui n'est pas plus fausse que la précédente et qui n'est pas non plus sans risque.
Je découvre la possibilité, oh, peut-être en rêve seulement, mais le rêve n'est-il pas quelque chose de parfois beau, de parfois vrai ? Quelque chose qui, parfois, m'oriente vers un chemin que je n'avais pas vu, peut-être plus beau, peut-être plus vrai ? Je découvre la possibilité d'une justice qui justifie, qui rend juste.
Oh, elle n'efface rien : ce qui est fait est fait ! Mais elle reconnaît une autre vérité, sans doute plus fondamentale et donc plus cachée parce que plus profonde, moins évidente, moins superficielle : elle reconnaît la vérité de ce qu'est tout être humain, c'est-à-dire une personne. Une personne plus ou moins ligotée dans sa psychologie plus ou moins déviante, une personne plus ou moins ligotée dans ses actes passés, mais une personne aussi plus ou moins libre, toujours au moins un tout petit peu... même si cela relève d'un rêve parfois difficile à voir et à réaliser.
Cette personne qui a fait des crimes atroces, c'est encore une personne, comme moi qui suis une personne qui n'a pas fait de crimes atroces... pas encore, jamais j'espère !
En lui laissant la vie qu'elle a niée si affreusement, en lui redonnant cette vie... en lui laissant sa dignité qu'elle a niée si affreusement, en la lui redonnant, ne fais-je pas justice ? C'est-à-dire que je lui donne la possibilité, à partir de maintenant, d'être juste comme moi-même j'essaie de l'être précisément en lui rendant ce qu'elle-même a ôté à d'autres et à elle-même en même temps. Elle la saisira, cette chance, ou pas. Mais moi, je la lui aurai laissée, je la lui aurai donnée.
Elle paiera, bien sûr ! Peut-être faudra-t-il prendre les moyens nécessaires pour protéger les victimes potentielles (n'est-ce pas le but de la peine de prison à perpétuité ? a-t-on fait de cette peine cela ? pas sûr...). Ne pas le faire ne serait pas juste (et en effet, aujourd'hui, ce n'est pas juste).
Mais, en cherchant à agir selon une justice plus grande, plus profonde, moins évidente mais plus belle, non pas sans risques non plus, non seulement moi je serai un peu plus juste, mais cette personne jugée - et condamnée ! - pourra aussi, peut-être, l'être aussi. En tous cas, la porte est ouverte.

"Oh... mais moi, je ne peux pas !
- Oh... mais moi non plus !
Mais j'ai un petit secret que je vous partage, chère Madame : il s'appelle Jésus, je suis frère de ceux qui l'ont accusé injustement, battu à mort, crucifié et enseveli dans la mort, et je suis aussi frère de ce Jésus, innocent, accusé injustement, battu à mort et enseveli dans la mort... et ressuscité, qui nous donne son Esprit Saint, nous relève et nous justifie."

Choisis ta fraternité, mon frère, et choisis bien !
Et que la grâce du Seigneur t'accompagne, parce que, c'est clair, tu en as besoin ! Et moi aussi.

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En lien notamment avec l'intéressant billet, déjà ancien, d'un bon ami : Sympathy for the Devil